PÉPÉ

Philidor Baruch-blog-Pépé

Il y a les vieilles chouettes dont ma grand-mère était, et qui voient dans la nuit, à travers l’épais brouillard des choses. Et il y a les hiboux. Mon grand-père, lui, était un vieux hibou, mais il ne voyait rien. Un hibou presque aveugle, accablé de tristesse, un rapace aux grand yeux bleus traversés de tempêtes. Un hibou triste pour la moins rurale de toutes les raisons: sa femme ne l’aimait plus.

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Grand-Père JONAS avait été un homme d’avant-guerre, d’avant 1914, on a un peu de mal à comprendre aujourd’hui… à expliquer… il était d’une autre sensibilité… il faut avoir étudié, essayé de sentir les choses… tout va si vite. Tout est devenu si différent…

Soyons honnête : Les vieux chenus qui venaient se recueillir devant les monuments aux morts ne nous disaient déjà plus rien ; couverts de médailles comme des généraux russes, ces héros dépassés nous paraissaient même incongrus, on les distinguait mal des gerbes de fleurs. Un peu de couleurs sur la grisaille des jours, voilà ce qu’ils étaient, un sourire attendri. L’édile du coin pondait un discours qu’il lisait sans conviction, en se disant qu’il n’avait pas le choix, qu’il faut le fait s’il voulait être réélu. Il pleuvait. Un peu de mousseux. Chacun rentrait chez soi. Les temps sont cruels, mais c’est la vie. De leur épopée magnifique, de tous ces morts lyriques, cette Illiade dans la boue, ne restait déjà plus l’éclat de déclarations claironnantes, et une vague sensation d’ennui.

JONAS LE GRAND, le père de mon père, était tout sauf une vieux chenu, il aurait « gueulé un grand coup », plutôt que de commémorer. Sa fierté était en jeu, et il regardait les théories d’anciens combattants avec un mépris épidermique. Mais qu’il le veuille ou non, il appartenait à un temps complètement écroulé. Il s’était abattu par grands pans dans la poussière des siècles ; à sa mort il n’en restait presque rien. Aucune image n’en rend compte. À peine les mots… C’est pur vestige.

Très exactement, JONAS était de ces générations d’enfants nées du désastre de 1870, du désir de revanche sur les Allemands. C’était alors une motivation pour les parents… une communauté intersubjective était née, tout à fait spéciale, et qui prenait alors toute la France. Il fallait faire des soldats. C’était l’ordre. Le nourrisson avait vocation à tuer, en layette il était déjà un soldat, et l’allemand était notre ennemi héréditaire. C’était au-delà de toute pensée. Tuer un Allemand qu’on ne connaissait pas, qui ne nous avait jamais rien fait, était faire plaisir à ses parents. Et c’était probablement pareil de l’autre côté du Rhin. On ne fait pas la guerre tout seul. Qui s’opposait à cette idée était un traître, et il risquait sa peau. Le précieux Rémy de Gourmont, le latiniste, le raffiné, fit le malin, prétendit le contraire dans les journaux, mais son arrogance, elle, ne fit pas long feu. Il fut moqué, insulté, discrédité. Pas davantage à l’époque qu’aujourd’hui il suffit d’être intelligent…

Tout çà est parfaitement vérifiable. Cela peut paraître fou aujourd’hui que nous fréquentons nos amis de outre-Rhin avec une certaine facilité et affection, que nous goûtons volontiers leurs qualités comme celles de cousins travailleurs et grognons. Et c’est peut-être chez eux qu’il faudrait chercher encore les traces lointaines d’une forme de ressentiment. En France tout ceci est bien fini. Mais alors, en 1910, en ces temps exotiques, étranges et violents où l’on creusait des canaux, où l’on construisait des chemin de fer… le bébé naissait en armes, comme Athéna, et presque tout le monde trouvait ça formidable. Il était destiné au front, « à la guerre », aussi sûrement que les enfants d’après 1945 sont nés destinés à être des consommateurs. C’est quelque chose de tout à fait nécessaire à garder à l’esprit pour bien comprendre la vie de mon grand-père. Le jour où Jonas a gémi pour la première fois, il avait déjà le couteau entre les dents qu’il n’avait pas.

Vieux, il ressemblait un peu à Louis-Ferdinand Céline dont il avait l’agressivité sèche, cassante, l’air sceptique. Le sourire ironique, goguenard, de celui à qui on ne la fait pas. Une virilité à l’ancienne. Lent, silencieux, pas commode. Les yeux étaient plutôt de Picasso. Ils trouaient l’air. Mieux qu’un fusil ils tenaient en respect. Ses baffes étaient nettes, on moufetait pas; elles brûlaient longtemps les joues des enfants. Je ne l’ai connu que sur la fin, entre 1965 et 1985, une vingtaine d’années, et pas souvent. A vrai dire, il me faisait peur et je ne le cherchais pas. Mais je me souviens qu’il portait avec lui, jusque dans ses hardes de pauvre, quelque chose de définitif. Absolu. Il savait. Et ce savoir blessé était sans pardon.

Céline. Oui. Pour le côté «brut de décoffrage», pas spectaculaire pour un sou qu’avaient les gens en ce temps-là. Rien d’hystérique dans les manières. Un maitre. L’hystérie c’était un truc de femmes. (En apparence, car je l’ai compris bien plus tard, sa mère, sa femme, parlaient à travers lui, l’hystérie était juste refoulée, interdite d’expression). Le spectacle c’était réservé au frou-frou, au café chantant. On aurait eu honte d’être homo, de faire « la tata ». Une honte absolue, qui méritait un coup de fusil dans la bouche. Futilité dites-vous ? Calembredaines ? Peut-être mais c’était comme çà. Ainsi le vivait-on et les coïts étaient rudes, rustiques. On faisait l’amour violemment.

Plus encore qu’à Céline, qui a des finesses, de la douceur derrière l’énergie, JONAS ressemblait à Charles Bukowski, ou à Blaise Cendrars. Pour le tarin. Il avait une de ces trognes fleuries par le vin, bon sang. Un pif. Le picrate, et pas du bon, lui avait littéralement écrit sur le nez. Il avait une tronche de soiffard et quand il avait bu du rire à ne plus savoir quoi en faire, un rire à déplacer les montagnes.

Un rire. Des souvenirs de cheveux sous un béret vissé. Un béret basque.

Pépé.

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