Mon père

Philidor Baruch-blog-mon père

Et mon père dans tout çà ?

Je sais qu’il aimait les horizons noirs, les ciels de tumulte.

Les matins sombres qui tonnent soudain en éclats sourds et dégringolent en une pluie froide qui dure jusqu’au soir. Je sais qu’il aimait son pays jusqu’au fanatisme, avec tout ce que le fanatisme peut avoir de dangereux. Le brouillard élégant et son voile sur les champs gris. Il aima des sapins qui balancent leur haute cime dans l’air chaud, au tapis de brindilles sèches qui s’enflamment pour un feu toujours sacré. C’est triste à dire : Il préféra de très loin les paysages à sa femme. Ce romantique sans amour, aima jusqu’à la coquille marine des escargots, si incongrue sur le tapis de feuilles rousses des forêts de l’Est. Ces vestiges, qui font souvenir à l’homme soucieux du Temps très ancien où l’Océan recouvrait la campagne Lorraine, et qu’elle n’était qu’un bout inondé de Pangée, le plongeaient dans de longues méditations, d’où il sortait fermé, avec un calme froid d’assassin. Jaloux, puritain, violent, il chérissait la lenteur antédiluvienne des limaces, les fossiles qui nous font parents de Mathusalem, contemporains du Déluge, fils de Noé, et donne aux penseurs la sensation d’avoir survécu à nombre de drames très anciens… il aimait les cailloux, ceux qu’on lance aux femmes adultères. il faut être né dans l’Est venteux pour aimer comme il les aimait les feuillus vert acide, les broussailles enchevêtrées, les sous-bois confus qu’on traverse à la serpe, les forêts de sapins aux odeurs fortes de résine, le gras jus d’arbre des pins qui coule et se fige sur l’écorce orange et marron, huileuse. Il n’était pas drôle, son rire était sardonique, torturé. Mais il savait l’envol toujours surprenant des oiseaux, la bruyère rose, les taillis giboyeux et leurs animaux furtifs. C’était son paradis.

Parfois, le dimanche, il nous forçait à le suivre dans la forêt. Il voulait nous faire couper du bois, comme son père probablement l’avait forcé à le suivre pour couper du bois, et bien des BARUCH depuis des millénaires. Mais il y renonçait très vite. Nous étions déjà de petits citadins du XXème siècle, il voulait juste le vérifier que nous ne le serions plus jamais de ces graines de Druide. On attendait, assis sur des troncs, transis et insensibles, juste réfrigérés. Alors il craquait une allumette qui flambait dans l’air humide, de la buée sortait des bouches et se fixait sur les lunettes et avec les mêmes gestes lents que son père, il sortait de sa poche extérieure un petit paquet bleu ciel de gauloises… sans filtres… il fumait.

C’était là pour ce pyromane refoulé, ce metteur de feu, enkysté dans la normalité, le bonheur suprême ; fumer dans la forêt, quand il pleut. Cet étrange abracadabra l’occupait longtemps. L’anorak trempé, fumer son tabac brun, le cracher d’un glaviot atroce et marron, en regardant ses fils frigorifiés mais bien vivants. Tout autour les grands fûts virils des hêtres de l’Est, les colonnes du saint des saints, les piliers rouge de l’inextricable fouillis du sous-bois qui devait lui rappeler l’inextricable foisonnement des Dieux du Panthéon gaulois, ce désordre sacré dans lequel aucun Initié n’aurait osé mettre les mains. Le vent, le froid, la pluie. Une baraque cassée, défoncée, exhibant ses planches rouillées, ses charnières oxydées. On entendait cogner, des grands coups, quelque part. Je crois que pour lui tout ça c’était beau mais surtout que çà lui rappelait quelque chose de magique, comme à moi aujourd’hui cela me rappelle des jours que je n’ai pas vécu, des vigiles ténébreuses. Il avait face à la nature de ces fascinations païennes, de ces intuitions primitives qui finissent en entrelacs sur les fourreaux des lances, sur les casques ciselés, sur les gaines en cuir des épées.

Je me souviens de lui posant, courbé sur sa faux, devant le parallélépipède rectangle d’un garage en tôle, comme une entrée mystique sur le monde des morts. Un temple. Il était alors un très vieux prêtre officiant une religion silencieuse, sans écrit pour mieux protéger ses secrets. Il y avait les pierres, les buissons touffus. Le bois sacré. Le ciel tournait. On avait droit à un verre de Perrier comme un rite exorciste qui nous délivrait des sorts des sorcières en sabbat. On prenait des branches fourchues dont on faisait du petit bois. Nous étions des apôtres d’un culte oublié. Vers midi, on retournait vers le chemin à la saignée d’herbe, qui disait les femmes qui enfantent et jouissent quand on les pénètre, la civilisation, la reproduction planifiée de l’espèce, on remontait dans sa grosse voiture tout terrain, luxueuse, chère, qui bringuebalait dans le chemin cabossé et on rentrait à la maison. Il souriait.

Au repas de midi, il nous terrorisait au delà de toute raison… mais c’était tout à fait involontaire. Il était possédé. Il se jouait malgré lui la plus ancienne de toutes les pièces de théâtre, la plus terrible des gigantomachies : le retour du père. Il prenait tout sur lui, déjouant l’arrivée du Roi jaune. Il y avait des silences pesants, des malaises affreux sur fond de bruits de bouche mastiquant, et parfois, mais rarement, des baffes cuisantes pour mon petit frère qui avait le malheur d’être à sa gauche, du côté de l’irréalisé, et d’être son préféré. On mangeait vite, en silence. Mais il y avait aussi des bons légumes mijotés dans la cuisine, une barde de lard gras, un beafsteak juteux qu’on nous jetait comme à des petits lions – nous n’étions déjà plus des pauvres – et dans notre salon petit bourgeois à la décoration délirante et folle, de bric et de broc, qui se lisait comme un rébus de psychotique, du bois crépitait dans le fourneau d’appartement aux armes pseudo médiévale, que mon père avait acheté et qui lui rappelait la cuisine de ses parents, la masure chérie où il était né.

Le fourneau distillait une chaleur délicieuse de bois brûlé. On regardait des débilités à la télé, il y en avait déjà beaucoup. On n’osait pas bouger. Il n’aurait pas été question de changer une chaine. On était bien par empathie sur lui, sur sa satisfaction de père. Mais la mort se cachait derrière cette apparence apaisée. Ce puritain ne le savait pas, trop peu soucieux de lui-même, à la fois trop hanté par ses projets et pas assez égoïste pour voir venir l’ennemi intérieur. En regardant crépiter les buches, le fourneau anticipait par une invisible geste funèbre, il « humait sa propre fumée », sa propre disparition. La pulsion de mort était là, embusquée dans sa vigile ténébreuse, prête à frapper son coup retors. Inconsciemment celui qui voulait tout prévoir avait tout prévu, et c’est bien naïvement qu’il s’étonna de la maladie qui l’emporta à 60 ans. C’est tout à fait lugubre, et même glaçant, mais dans ces après midi de dimanche petit bourgeois, mon père avait mis en place le spectacle de sa propre mort, et ce qu’il admirait dans les bûches qui s’effritaient c’était sa future crémation.

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